Des pêcheurs sur la rive du Bosphore où un senneur remonte son immense filet au moyen d'un treuil, le 6 novembre 2022, à Istanbul en Turquie
afp.com/Yasin AKGUL
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“Allez, dégage de là!“, l’apostrophent les hommes, impatients de replonger leurs hameçons dans les eaux du Bosphore.
“Je suis là depuis ce matin 6H00, mais ce bateau a jeté son filet devant nous et nous bloque complètement“, déplore Mehmet Dogan qui n’a pu accrocher qu’un seul poisson, une bonite de 40 cm.
C’est la pleine saison du “palamut” – la bonite, une variété de thon prisée – dans le Bosphore que des bancs entiers empruntent par milliers depuis la mer Noire pour gagner la mer de Marmara puis la Méditerranée.
Tendus en travers du détroit, les filets des professionnels, de plus de 1.000 m de long, laissent peu de chance aux amateurs comme Mehmet, postés en continu sur les 30 km de rives. Encore moins à leurs proies.
“Ici, c’est la voie d’entrée des poissons. Ils n’auront même pas le temps de déposer leurs oeufs“, éructe Murat Ayhanoglu, posté dans l’anse de Kireçburnu où danse le Görenler II, un chalutier de 35 m dont on entend l’équipage ahaner en remontant le lourd filet.
“Quand ils sont là plus question d’attraper le moindre poisson“, s’agace le quinquagénaire qui énumère les espèces qui se raréfient: chinchard, anchois, picarel, bonite, tassergal. “L’Etat doit trouver une solution“, conclut-il.
– Permis de tuer –
Selon le Dr Saadet Karakulak, professeure à la Faculté des sciences aquatiques d’Istanbul, la pêche du Bosphore est passée de quelque 500 à 600.000 tonnes par an à 328.000 tonnes en quelques années, “preuve que les stocks diminuent“.
Or les autorités ont eu une drôle d’idée en proposant au début du mois de fermer le Bosphore au trafic pendant une demi-journée pour laisser libre cours aux senneurs et chalutiers industriels.
Le ministère des Transports a finalement reculé face aux protestations des scientifiques et des ONG qui ont dénoncé “une course à la surpêche dans un couloir biologique” de première importance.
“Le 6 novembre, c’était permis de tuer“, s’indigne le Dr Bayram Öztürk, directeur du Département de biologie marine à l’Université d’Istanbul et de la Fondation Tudav pour la recherche marine.
“On ne peut plus faire ça de nos jours. Les stocks sont en danger, on a parfois atteint le seuil critique comme pour la sole, l’esturgeon ou l’espadon. Il faut penser durabilité.”
Pour certaines espèces, il est temps d’imposer des quotas, juge-t-il.
Cette année, l’anchois est menacé parce que les bonites, abondantes, s’en régalent. Et si la bonite est au top, c’est qu’elle a pu se refaire grâce au Covid, quand les pêcheurs étaient confinés, explique-t-il.
Mais le Dr Öztürk cite aussi les plastiques, la pollution urbaine parmi les menaces, ainsi que l’intensité du trafic maritime.
Le Bosphore est l’un des détroits les plus fréquentés au monde avec plus de 200 navires qui croisent chaque jour – porte-conteneurs, tankers de la Caspienne et vraquiers, comme ceux qui acheminent les céréales d’Ukraine.
“Et le détroit ne fait que 760 m de large à l’endroit le plus étroit“, remarque-t-il en réclamant “une gestion à l’échelle régionale: les poissons n’ont pas de passeport, ils fraient côté ukrainien, voyagent vers la Turquie et la Méditerranée” – et seront aussi bien mangés sur une île grecque.
– Les maquereaux d’antan –
Amarré à quai, le Serkan Karadeniz attend que la baie se libère pour sortir à son tour et lancer ses filets. A son bord, le capitaine Serkan a “suivi la bonite” depuis la mer Noire.
Il vient de Samsun en mer Noire (nord), le Görenler est basé à Canakkale, en mer Egée (ouest). Tous convergent ici.
“A plus de 300 chalutiers, la concurrence est féroce“, lâche le capitaine qui a “suivi la bonite” cette saison, lui qui d’ordinaire traque surtout l’anchois.
“Octobre-novembre c’est la pleine migration vers Marmara et la mer Egée“, souligne Erdogan Kartal, 60 ans et dans “la pêche depuis l’enfance“. Président d’un syndicat de 34 coopératives, il traite avec 2.000 pêcheurs.
“La taille des poissons a vraiment diminué, ils sont de plus en plus petits“, affirme-t-il. “On attrape des poissons qui n’auront même pas eu le temps de frayer: c’est dangereux.”
“Où sont les beaux maquereaux d’antan? On n’en voit plus.”
Pour lui il faut fixer des limites de taille et des quotas: “Il nous faut faire quelques sacrifices“, dit-il. “Si on les laisse passer, les poissons reviendront.”
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