Paris-Tokyo d'un coup de baguettes – Le Monde

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Ici comme là-bas, on ne plaisante pas avec la cuisine. Ici comme là-bas, c’est un grand plaisir mais aussi une grande affaire. De cette passion est né un art culinaire sous influence, chaque chef, français ou japonais, s’inspirant librement d’un goût, d’une cuisson, d’une fermentation venus de l’autre pays.
Par Par JP Géné / Photos Julien Oppenheim
Temps de Lecture 8 min.
MICHEL TROISGROS AVAIT 9 ANS CE JOUR DE 1967 sur le quai de la gare de Roanne. Toute la famille, les amis et la brigade du restaurant au complet attendaient l'arrivée du train de Paris avec, à son bord, Pierre – son père -, de retour d'un long séjour au Japon. Durant un an, il avait officié dans les cuisines du Maxim's à Tokyo et son épouse Olympe l'avait rejoint pour passer le dernier mois en sa compagnie. ” Quand la porte du wagon s'ouvre, papa et maman apparaissent en costume traditionnel japonais, lui avec un casque et un sabre, elle dans un splendide kimono de soie. Vous imaginez l'effet ! “ Le fiston n'a jamais oublié : ” Toute mon enfance a été teintée par le séjour au Japon de mon père et son retour. “ Et, lorsqu'il s'y rend pour la première fois en 1982, Michel avait déjà un peu du Japon en lui. ” C'était ancré dans la culture familiale. “ Pierre Troisgros fut le premier grand chef français à faire le voyage à Tokyo et à séjourner longtemps dans le pays. Il sera suivi par de nombreux collègues : Bocuse, Chapel, Senderens, Guérard, Vergé, Lenôtre, qui tous en revinrent éblouis. Depuis, l'échange n'a pas cessé : Robuchon, Bras, Gagnaire, Ducasse, Passard et bien d'autres y vont régulièrement. Beaucoup ont ouvert là-bas une ou plusieurs antennes à leur nom. ” Il y a trente ans mon père disait : “Si vous voulez apprendre votre métier, il faut passer par Paris.” Aujourd'hui, c'est par le Japon, constate Michel. A chacun de mes voyages, je rapporte quelque chose : un goût, un produit, une cuisson, une fermentation, une technique, une idée… “ A cette attirance gauloise pour l'art de vivre et de manger du pays du Soleil-Levant a répondu une égale fascination japonaise pour la gastronomie française qui s'est traduite par le trajet inverse de centaines de commis et de cuisiniers nippons, impatients de s'initier – in situ – à la blanquette de veau et au saint-honoré. Et cela dure depuis des décennies, dans le respect et l'estime réciproques, dont la solidarité manifestée par les métiers de bouche lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima est le meilleur exemple.
KEI KOBAYASHI, SUCCESSEUR DE GÉRARD BESSON, AVAIT 10 ANS quand il a vu un jour Alain Chapel à la télévision dans sa ville de Nagano : ” Il portait un grand tablier blanc, un pantalon noir, la toque, il était magnifique. Je me suis dit : je veux être comme lui. Pas pour la cuisine mais pour l'allure. “ Kei ignorait tout de la gastronomie française. Hiroki Yoshitake (Sola), Eiji Doihara (Le Sot-l'y-laisse ; lire page 155) et bien d'autres ont eu la vocation devant le petit écran en regardant l'émission ” Ryori Tengoku “, qui mettait en scène deux chefs s'affrontant avec les mêmes produits. Après un passage en école hôtelière – notamment chez Tutsi, spécialiste de la cuisine française – ou directement en brigade, un jour, ils sont tous partis pour Paris. La plupart de ceux qui sont aujourd'hui établis en France n'ont jamais appris la cuisine japonaise, sinon ses bases : maîtrise du poisson, art de la découpe, respect du produit, précision et légèreté. Leur assiduité, leur application au travail et leur soif d'apprendre furent rapidement appréciées dans toutes les maisons étoilées. Aux yeux des Japonais, la gastronomie française est la plus sophistiquée, la plus complète et la plus élaborée techniquement. ” Ici, vous avez tout : la viande, les légumes, les fruits, le gibier, le poisson, les fromages, la pâtisserie, la charcuterie, les desserts, le vin, les alcools “, me répète souvent mon amie Keiko, toujours surprise par nos perpétuelles récriminations. Tous n'ont pas lu Escoffier, mais connaître le tour de main pour le pithiviers ou le pâté en croûte, savoir rôtir, braiser ou griller, comprendre la géographie du boeuf ou de l'agneau, découvrir la variété et la complexité des sauces les intéresse énormément. Kei a beaucoup tourné en France et il parle avec amour de la cuisine provençale (” l'agneau rôti “) ou de celle d'Alsace, selon lui, plus intéressante, ” car il y a beaucoup de travail sur la matière première : feuilletage, terrine, tourte, civet, etc. “. ” Au Japon, le bétail n'a été autorisé qu'à la fin de l'époque d'Edo, au xixe siècle. Le boeuf de Kobe que tout le monde connaît n'est vieux que d'un siècle. Avant, les Japonais n'avaient que le poisson, et la connaissance qu'ils en ont est équivalente à la nôtre pour la viande “, explique Pascal Barbot (L'Astrance), grand passionné du Japon qui, comme Troisgros ou Passard, a toujours eu en brigade des commis japonais. Pour lui, les -similitudes entre nos cultures alimentaires expliquent la relation particulière entre nos deux pays : ” Ils ont le poisson, nous avons la viande ; les bouillons chez eux, les fonds chez nous ; le même respect des produits, la présence d'un artisanat d'excellence et, surtout, le même rapport à la nourriture : là-bas, comme ici, on ne rigole pas avec ça. “
THIERRY MARX (MANDARIN ORIENTAL), à qui le Japon s'est imposé ” comme un coup de foudre, une attraction puissante, irrésistible “, souligne aussi le côté holistique de la cuisine japonaise. ” Ce n'est pas seulement l'assiette qui compte mais tout ce qui l'entoure, le moment, le lieu, l'atmosphère. La cuisine, ça se regarde, ça se médite et ça se mange. “ Un jour, un ami cuisinier lui a servi, sur le port, du poisson cru fraîchement pêché. ” Il avait été tué selon la règle par ikejime – la tête tranchée vivant, saigné et décérébré en glissant une fine tige métallique dans l'arête centrale – puis découpé dans le meilleur morceau avec le meilleur couteau. Il était frais et bon, mais pas agréable à manger. “ Le chef lui a dit : ” Mon travail est de donner à ce produit un confort de dégustation tout en restant au plus près du goût originel. “
Pour Thierry Marx, ” c'est toute l'histoire de la cuisine japonaise et toute celle de la cuisine française résumées en une phrase “. On ne s'étonnera pas que Marx comme Barbot préfèrent utiliser des baguettes dans leur travail. Plus propre, plus précis. Le prolongement des doigts. Ce cousinage culturel se manifeste de plus en plus fréquemment sur les cartes des restaurants. Pas une juxtaposition de produits originaires des deux pays, mais la rencontre de techniques et de matières différentes qui donnent un objet comestible original. Ainsi, les Saint-Jacques aux huîtres et au beurre de kombu servies à L'Astrance. ” Dans le dashi (bouillon) classique avec la bonite, les Japonais utilisent des algues kombu qu'ils conservent. Lorsqu'il y en a assez, elles sont pochées très longtemps avec de la sauce soja pour en faire un condiment réservé au réfrigérateur “, explique Pascal Barbot. ” J'ai repris l'idée avec la technique française. Mes algues sont braisées – un mode de cuisson étranger à la cuisine japonaise – durant deux nuits jusqu'à devenir presque confites. J'ajoute ensuite de la sauce soja et un peu de glucose. Elles sont alors brillantes, fondantes avec des notes de réglisse et encore un peu de croquant. Ce condiment accompagne mes Saint-Jacques. “
Chez Sola, Hiroki propose un foie gras – les chefs japonais adorent travailler le foie gras – qui est mariné au miso (pâte de soja fermentée) et caramélisé à la cassonade. Un produit français typique dans une marinade japonaise. ” A une époque, j'avais imaginé un saucisson virtuel, se souvient Thierry Marx. Je plongeais la chair crue dans un bouillon à 80 degrés et le temps que la température revienne, l'hydrolyse de l'albumine étant à 56 degrés, ça prenait. J'ai pompé ça où ? Au Japon, bien sûr, où l'on met un produit dans le bol de miso chaud, on couvre avec le petit chapeau et quand on l'ouvre, c'est cuit. “ A deux jours d'intervalle, il m'est arrivé de déguster un plat quasi identique, très proche visuellement et inspiré des mêmes produits, chez Hiroki et chez Bertrand Grébaut, le jeune chef qui a pris une année sabbatique pour voyager au Japon avant d'ouvrir son restaurant Septime.
Des tomates anciennes de Joël Thiébaut, du thon rouge mi-cuit et en tartare chez le premier, cru en tranches style sashimi chez le second, herbes et fleurs aromatiques, dressage précis et coloré, service dans une assiette creuse chez les deux. Seul l'assaisonnement était différent : sauce kimiso (jaune d'oeuf, vinaigre de riz et alcool de riz) chez Sola, eau de tomates chez Septime. La difficulté consiste à trouver un juste équilibre entre les deux influences.
Voici une dizaine d'années, Michel Troisgros, de retour de Tokyo, servait des anguilles fumées, grillées et laquées d'une sauce brune (miso, sauce soja, vinaigre de riz) comme il l'avait vu faire là-bas. ” C'était très marqué Japon et je ne voulais pas être classé comme le plus japonais des cuisiniers français. Maintenant, je fais une anguille, ni fumée ni grillée, que je laque avec un consommé de boeuf réduit presque à glace et un vinaigre maison. A l'oeil, on croit qu'on va visiter le Japon, mais au goût, absolument pas. “ Lorsqu'on demande à ces chefs la part d'influence japonaise ou française dans leurs créations, ils refusent généralement de se prononcer. ” C'est la mienne, tout simplement “, répondent Barbot, Hiroki ou encore Grébaut. Pour Marx ou Kei, c'est plus ” une cuisine de voyage “. C'est aujourd'hui une tendance en plein essor, un style qui correspond parfaitement aux désirs de l'époque : légèreté, pureté, bien-être et santé. ” La base de la cuisine pour les cinquante prochaines années “, selon Thierry Marx.
jpgene@gmail.com
Par JP Géné / Photos Julien Oppenheim
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Daté du jeudi 19 janvier
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