La cuisine au sens large : chez Hervé et Catherine Bourdon … – Marie Claire

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Il enfile un gant en cotte de mailles, attrape le couteau japonais et place délicatement sa main le long du corps du poisson. Un magnifique tacaud. Le chef Hervé Bourdon agit avec tendresse, on peut l’écrire, ce n’est pas un gros mot, pas plus que manipuler avec égard et douceur un animal qui va être mangé n’est absurde, tous les gens civilisés font cela, les Amérindiens, même quand il leur prend d’occire un serpent à sonnette, s’excusent et lui rendent hommage.
Honorer la vie que l’on prend pour se nourrir, c’est le minimum, non ? Dans quelques heures, lorsqu’on goûtera, papilles affolées, ce modeste joyau nacré – il est snobé par la gastronomie conventionnelle –, on croira bien n’avoir jamais mangé de poisson avant.
Depuis l’atelier d’où on voit la mer, le chef étoilé met en pratique une éthique de vie qu’il a choisie avec sa femme Catherine, il y a plus de quinze ans. Dans le roman du Petit Hôtel du Grand Large qui s’est ouvert en 2005 au bout de la presqu’île de Portivy dans le Morbihan, l’amour au sens large tient le premier rôle.
Amour entre un homme et une femme, Hervé, publicitaire devenu chef étoilé, et Catherine, directrice artistique dans l’édition devenue sommelière et maintenant vigneronne. Amour de la nature, amour des autres, de celles et ceux qui font et de celles et ceux qui mangent.
Cette adresse qui se refile comme le mot de passe de la meilleure soirée de l’année (dans le monde d’avant) est comme une arche de Noé dans un monde en pleine tourmente.
Assis plein ouest face à l’océan, le Petit Hôtel du Grand Large est traversé d’une énergie tellurique qui poncerait la déprime la plus solidement incrustée. Ici, on est à l’avant-poste du cœur battant du monde, en prise directe avec l’océan qui va jusqu’à l’Amérique, le cycle perpétuel des marées, un vol de bernaches, un ciel de traîne, un grain prêt à charger sur une côte sauvage découpée au burin par les éléments.
En face, à quelques milles nautiques, l’île de Groix s’étire comme un gros chat. À l’est, la terre fertile, occupée par des prés, des vaches, des potagers, et maintenant une vigne, le nouveau grand projet de Catherine Bourdon. Campés bien droits dans leurs bottes en caoutchouc, pile entre terre et mer, le couple d’inséparables regarde dans la même direction, à la fois très loin et tout près.
Et dans ce minuscule atelier avec vue sur mer où le chef lève ses filets se joue la mise en pratique d’une éthique de vie radicale. Sous le fil du couteau qui court contre l’arête, le filet de chair blanche, brillance de laque, se détache. Le beau geste, sans scorie, peut être la quête d’une vie.
La cuisine, c’est une succession de gestes simples. Comme les katas dans les arts martiaux, il faut les faire et les refaire, tu entres et tu sors ton sabre
“La cuisine, c’est une succession de gestes simples. Comme les katas dans les arts martiaux, il faut les faire et les refaire, tu entres et tu sors ton sabre. Mais pour pouvoir lever un filet sans lever le couteau, la lame et le manche doivent être parfaits, le poisson doit l’être aussi.” Et un poisson parfait n’a pas été pêché n’importe comment.
Hervé Bourdon travaille avec deux marins ancrés à Quiberon. Le tacaud et le lieu jaune qu’il va cuisiner vient du Coucou, le bateau d’Hervé Le Tallec, qui pratique l’ikejime, technique traditionnelle japonaise. Traduction : la mort vive. On enfonce un couteau-crochet japonais (tegaki) au-dessus des yeux de l’animal pour neutraliser le système nerveux et la moelle épinière. La mort est immédiate, la souffrance limitée.
Cela dure moins de dix secondes. Dans la pêche industrielle, les poissons agonisent sur un pont de bateau, ils meurent asphyxiés. Le tacaud magnifique aux écailles irisées, vert, jaune, brun comme en tenue de camouflage à la souplesse et la tonicité du vivant.
Sur la planche de découpe, la main trace un geste de calligraphe continu, sûr et parfait, pour venir lever le filet. “La cuisine, c’est transcendantal sinon, c’est de la bouffe”, lâche ce fils de garagiste, collectionneur de voitures vintage, guitariste à ses heures perdues.
D’un coup de spatule bien balancé, le chef fait swinguer les pavés de lieu, de dorade ou de tacaud sur le teppanyaki, grande plaque d’inox qui offre sur toute sa surface différentes températures en même temps. Une étoile au Michelin est venue récompenser le talent formidable de cet inquiet hors norme, et une étoile verte, décernée en 2020 par ledit guide, consacrer l’engagement des chef·fes auteur·es de la meilleure gastronomie durable.
Hervé Bourdon ne travaille que des espèces non menacées. Il a arrêté le bar, catégorie en voie d’extinction. “Cela devient difficile de découper un poisson de dix livres qui a 15 ou 20 ans.” Un matin, il s’est vu pleurer en levant des filets sur vingt kilos de poissons “d’une beauté inouïe”.
Il en a fini aussi avec le homard sur lequel l’ikejime n’est pas possible. “Tu le vois taper à la porte du four pour sortir, c’est horrible, tu te demandes ce que tu es en train de faire.” La tendresse, encore. Même si la pêche locale et artisanale impacte raisonnablement l’écosystème, Hervé Bourdon a de moins en moins de cœur à ponctionner les réserves de l’océan. “Qui pêchera le dernier poisson ?” demande-t-il.
De même qu’il fait toujours nuit quelque part, il y a toujours une (r) évolution en marche dans un coin du globe. Elle se joue ici, tous les jours, dans le petit paradis au bout de la presqu’île de Portivy. La permaculture, les Bourdon s’y sont mis il y a un moment déjà. “Faire pousser ses fruits et ses légumes, c’est comme frapper sa propre monnaie”, clame haut et fort Hervé.
Un matin gelé d’avril, on court les retrouver au Jardin des Pommes où plantation de pois et arrachage des carottes sont au programme. Surprise, il y a là les deux seconds du chef et leurs compagnes qui travaillent en salle avec Catherine. Tout le monde plonge les mains dans la terre avec les boss, piquant, griffant, semant, une enceinte joue Fela Kuti.
Les graines du changement sont bien en train d’éclore dans ce bout de terre taille confetti.
À contre-courant de pas mal de restaurateur·trices de bord de mer qui vont acheter leur crabe chez Metro et emploient des saisonnier·ères, Catherine et Hervé imaginent la gastronomie et le salariat comme une aventure commune.
Les employé·es vivent autour et envoient leurs gosses à l’école ici. “On a une responsabilité. Au sens large. Gastronomique, sociale, politique et économique. Sinon, c’est la mine. Tu exploites et tu te barres quand y a plus rien.”
On a une responsabilité. Au sens large. Gastronomique, sociale, politique et économique. Sinon, c’est la mine. Tu exploites et tu te barres quand y a plus rien
Hervé et Catherine Bourdon font partie de ces gens rares qui ne trichent pas. Qui parlent aux gens comme aux plantes. Tous les matins, Catherine se rend à la “nurserie”, une petite serre où les jeunes pousses prennent leur élan dans la vie avant le voyage en pleine terre.
Délicatement, elle passe le plat de la main sur les feuilles fragiles. Un proverbe hindou prétend que ce qu’il advient d’une poignée de terre advient du monde entier. Des mots qui vont bien aux Bourdon. À les regarder, on se dit qu’Hervé Bourdon gagnera le pari du végétal gastronomique.
Fruits, légumes, fleurs, chez Hervé Bourdon, tout se cuisine et se mange. “Le spectre des saveurs, la palette aromatique est plus subtile entre un chou rouge, un chou de Milan ou de Lorient qu’entre une côte de bœuf et un onglet, par exemple”, affirme le gaillard tatoué. Depuis l’arrivée de Rory, jardinier britannique engagé il y a deux ans, les trois potagers et le verger donnent à profusion, au point d’avoir atteint l’autosuffisance en 2020.
“On est super contents, se réjouit Catherine, on nourrit nos client·es.” Ce printemps, le gel a cramé les agrumes. Ces agrumes qui, la première année, avaient donné soixante fruits, mais rien l’an dernier. Vont-ils repartir ? Les Bourdon regardent faire la nature sans s’opposer. “On ne fait pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut.”
Au restaurant, l’assiette appelée “Le Potager” est le fruit de cette aventure végétale qui change tout le temps, au gré de ce que donnent les plantes devenues folles sous l’effet du changement climatique. Catherine manie la bêche comme Hervé le couteau japonais fabriqué par un maître-coutelier nantais. Avec patience et enthousiasme.
On ne fait pas ce qu’on veut mais ce qu’on peut.
La bêche n’a rien de standard. Elle est en bronze, car “le bronze favorise les échanges d’ions dans la terre.” Hier, la sommelière s’est attelée à “une petite préparation biodynamique, bouse de vache et plantes infusées dans de la corne de bovin. Tu touilles une heure pour créer un vortex, puis tu répands dans la terre.”
Sous son impulsion, la vigne et la biodynamie ont conquis la presqu’île. Sur la carte élaborée par cette experte joyeuse, d’abord, où cohabitent des crus de France sans appellation et des producteur·trices légendaires. “Boire un Belluard, c’est éprouver la sensation du ruissellement d’une montagne qui n’a vu jamais personne.”
Catherine voulait faire du vin avant de mourir. “Il n’y a jamais eu de vin sur la presqu’île, mais je sens que le blanc, on peut en faire.” Début mai, elle a planté 1 750 pieds de chenin, et l’an prochain, elle créera une parcelle de 1 300 mètres carrés de folle-blanche. La première vraie vendange devrait être réalisable en 2025.
Discuter les pieds dans la terre avec cette bande d’idéalistes fait un bien fou. Le chef Pierre Gagnaire, ami très proche d’Hervé Bourdon, estime que l’on doit sentir la tendresse dans la cuisine d’un·e chef·fe. La tendresse encore, on y revient. Catherine et Hervé Bourdon nourrissent de tendresse la brutalité des jours. Leur énergie phénoménale desserre les nœuds du no future qui nous étrangle. Peut-être que, finalement, tout n’est pas foutu.
Pour 4 personnes
Pour les maquereaux :
Pour le bouillon dashi : 
Pour les betteraves : 
La veille : 
Préparer le dashi : dans un récipient, verser l’eau, y mettre les shiitakés et le kombu à réhydrater, conserver au frais.
Les maquereaux : 
Lever ou faire lever les filets. Les recouvrir de gros sel de Guérande et laisser reposer pendant 25 min. Rincer et sécher légèrement, puis les mettre à tremper dans le vinaigre de riz pendant 25 min. Rincer à nouveau. Débarrasser dans une petite boîte et recouvrir d’huile d’olive. Laisser reposer au frais.
Le jour même :
Passer le dashi au chinois pour enlever le kombu et les champignons. Éplucher les betteraves, les couper en morceaux élégants. Mettre dans une casserole avec une noix de beurre. Faire revenir pendant quelques minutes sans coloration. Ajouter les 20 cl de dashi et laisser réduire à petite ébullition jusqu’à ce que les betteraves soient fondantes et glacées par le beurre.
Faire chauffer le dashi restant dans une grande casserole. Juste avant l’ébullition, y jeter les copeaux de bonite. Couper le feu. Laisser infuser 3 min puis passer le liquide. Ajouter la sauce tamari, à votre goût. Garder très chaud sans faire bouillir. Dans une assiette, déposer les filets de maquereau (désarêtés) côté peau vers le haut. Brûler la peau à l’aide du chalumeau pour obtenir une belle couleur et une belle saveur grillée.
Dans les bols de service (préalablement chauffés afin que le bouillon reste bien chaud), disposer les betteraves ainsi que les filets de maquereau. Verser le dashi brûlant (il va chauffer la chair des maquereaux qui n’ont ainsi pas besoin de cuisson). Déposer quelques fleurs dans le bouillon et servir aussitôt.
Le Petit Hôtel du Grand Large 11, quai Saint-Ivy 56510 Saint-Pierre-Quiberon lepetithoteldugrandlarge.fr
Cet article a été initialement publié dans le numéro spécial food hors-série de Marie Claire n°5, daté juillet/août 2021


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