(Photo DR)
La main gauche de Toru Okuda a déjà été victime de dix-huit scarifications profondes. Avant de cumuler cinq étoiles au guide Michelin grâce à ses deux restaurants tokyoïtes, le chef japonais de 46 ans était plutôt gauche. «Et mauvais en classe, précise-t-il. Je me suis accroché à la cuisine avec la conviction que c’était la seule manière pour moi d’acquérir un statut social.» Ni les coups de couteau ni les méthodes sadiques – avant d’avoir le droit de passer en cuisine dans une grande adresse de Shizuoka, il est resté trois ans chauffeur – ne l’ont découragé. Une chance car, dans l’intervalle, le maladroit est devenu un as de la gastronomie nippone et vient partager sa science à Paris, chez Okuda, son premier restaurant hors de son pays natal.
S’il voue un culte à la gastronomie française, Toru Okuda ne s’est pas installé ici pour la reproduire. Le chef veut rendre à l’Hexagone la monnaie de sa pièce en lui faisant découvrir la haute cuisine japonaise telle qu’on la déguste là-bas. «Ces dernières années, elle a connu un vif engouement en Europe, mais s’est toujours adaptée au goût des étrangers», déplore-t-il. A Paris, le chef se sert de produits frais locaux, mais complète avec des denrées japonaises, pour que le goût diffère le moins possible de ce qu’il prépare à Tokyo. Même le décor de son restaurant reproduit à l’identique ceux de ses deux sobres enseignes nippones. Au milieu du triangle d’or parisien, entre les boutiques de luxe et les cafés bling-bling, la façade d’Okuda se fond discrètement dans la pierre de taille. De l’extérieur, aucune chance d’apercevoir ses merveilleuses inventions culinaires, car les petites salles aux murs en crépi taupe sont dépourvues de fenêtre.
Comme ses homologues nippones, l’adresse française est dédiée au kaiseki. Le kaiseki, kesako ? Un art culinaire tout à fait ostentatoire. A l’origine, le kaiseki était un repas copieux qu’on servait afin de lester l’estomac avant la cérémonie du thé. Depuis le XVIIe siècle, les Japonais le dégustent indépendamment, pour le plaisir, les jours de bombance. Depuis toujours, une règle prévaut : le kaiseki doit mettre en valeur la saison, que le chef est libre d’interpréter à sa guise. «En France, le client choisit les plats, explique Toru Okuda. Au Japon, c’est le rôle du chef de montrer sa vision rêvée de la gastronomie.» Le kaiseki, où se succèdent généralement entrée, soupe, sashimi, grillade et mijoté, en laisse de multiples occasions. Quel est l’idéal automnal de l’homme aux cinq étoiles ? Réponse avec le menu servi aux premiers jours de l’automne (le menu change avec la saison, mais il est adapté chaque jour à la météo et à l’offre des producteurs).
Des entrées qui tabassent (la langouste mi-cuite et légumes de saison au wasabi, suivie du flan de tourteau sauce épaisse aux champignons). «Le premier plat doit créer un choc», affirme Toru Okuda. Par le biais d’une multitude de petites entrées, ou en mettant le paquet sur une ou deux dingueries. Par exemple, une colline de légumes flamboyants sur un glacier. Qui s’avère être de la langouste mi-cuite, habilement dissimulée dans de la verdure, présentée sur un cylindre en porcelaine étincelante. Le plat repose sur un jeu d’oppositions mûrement étudié. Les épis de maïs, poivrons et courgettes ont des couleurs vives mais un goût assez doux, équilibrés par la sauce traditionnelle au soja et aux agrumes qui contraste avec la saveur puissante de la langouste marinée puis cuite au charbon. Comme le kaiseki est «un art total» (dixit le chef) qui doit toucher non seulement les yeux, le nez et la bouche, mais aussi la pensée, Okuda utilise une vaisselle «très moderne, provocante». Pour rester dans l’ambiance montagnes russes, cette première entrée est suivie par un flan au tourteau avec une sauce aux champignons : un classique ravissant.
Une soupe ultratechnique (bouillon clair à la daurade royale et aux nouilles fines, cèpe et cheveux d’ange de poireau). «Avec le sashimi, la soupe est le plat le plus intéressant» d’après Okuda, parce qu’il «permet de montrer sa technicité». Quoi ? Ce simple bouillon, composé de copeaux de bonite séchée et de feuilles d’algue ? Mais oui. Il est très difficile de reproduire le même dashi tous les jours, d’autant que la cuisine japonaise n’utilisant pas de matière grasse, on sent précisément les goûts, même la qualité de l’eau compte. Okuda complète son dashi avec de la daurade à la chair blanche et délicate, un joli morceau tendre qui obéit docilement aux baguettes, parfumée par l’énorme cèpe et les zestes d’agrumes. Ce jour-là, le bol présentait de belles feuilles d’arbres rouges d’automne, mais Okuda les adapte à la saison et au temps : il en possède douze sortes.
Des sashimi à s’arracher les cheveux (thon rouge, turbot et seiche, boules d’igname et algues nori d’eau douce). La seiche comme on ne l’a jamais vue : préalablement scarifiée («pour qu’on ne sente plus les fibres»), la chair se défait doucement tout en restant ferme. Le thon est gras et généreux, le turbot fin, orné de sa belle robe nacrée. Un des meilleurs plats du repas et un indispensable à la cuisine japonaise… qu’Okuda est tenté de rayer de la carte. Car en France, même chez les meilleurs fournisseurs – comme Pascal Hennequin à l’île d’Yeu, avec qui il travaille – le poisson n’est pas au niveau des standards d’étoilé japonais.
Non seulement, en France, on tue le poisson n’importe quand, dès qu’il sort des filets, mais aussi n’importe comment. Au Japon, les bateaux de pêche, les transporteurs et les halles de Tokyo sont équipés de viviers ; on n’achève le poisson qu’après achat et selon un rituel précis, l’ikejime («tuer vivant») : un coup de couteau derrière la tête, un autre avant la queue pour le débarrasser de son sang et des mauvaises odeurs afférentes. Puis un fil de fer à travers le corps, dans le sens de la longueur, afin de trancher les nerfs : ainsi, le muscle raidit moins vite. Toru Okuda a même réalisé une vidéo pédagogique à l’attention des pêcheurs français. «Les Japonais ont tant appris de la cuisine française, pour une fois qu’on peut rendre la pareille », s’amuse le chef. Doutant de la capacité des pêcheurs à évoluer rapidement, il envisage d’ouvrir sa propre poissonnerie. On comprend mieux pourquoi il qualifiait sa venue en France de «défi».
Des grillades hardcore (bar au sel et sésame, avocat frit et compote de patate douce au citron suivi d’un filet de bœuf grillé sauce Miso-Yûan, piment doux et salsifis sautés). «Ma cuisine est comme de la musique, explique Toru Okuda. Elle suit un tempo qui varie. La plupart du temps, c’est une chanson traditionnelle japonaise, mais parfois, elle vire au hard rock.» Et le solo de guitare, c’est maintenant. Le bar cuit au charbon, à la peau fumée délicatement salée, se déguste avec une boule de navet froide et de l’avocat frit, égayé d’une compote de patates douces, bien sucrée… Normalement, le kaiseki se contente d’une seule grillade, mais Okuda aime faire plaisir. Il rajoute donc aussi un plat de viande musclé, comme ce filet de bœuf au piment doux et salsifis sautés. Qui nous met sur les escaliers vers le paradis, comme aurait dit Led Zeppelin.
Un mijoté fatal (riz de saumon sauvage aux œufs de saumon et champignons). En France, on grignote le pain tout au long du repas pour se caler. Au Japon, il est normal de conclure un repas par un bol de riz nature. Mais là, encore une fois, Okuda ne veut pas faire comme tout le monde : «C’est l’occasion de donner une dernière fois l’impression de luxe et d’abondance. D’impressionner !» En soulevant le couvercle du plat, on découvre un trésor : des tranches de saumon sauvage ondoient sur le riz blanc, au milieu d’une cascade d’œufs orange (de saumon aussi) et de champignons. A ce stade, on ne mange plus par faim ni même par gourmandise, mais parce qu’on s’en voudrait de ne pas goûter à une telle œuvre d’art. Les filets fondent, les œufs résistent, les girolles parfument. On complimente le chef, qui sourit : «Chaque plat réussi est une victoire. La première fois que j’ai fait un flan présentable, j’étais content. Alors le jour où j’ai décroché les trois étoiles, c’était comme quand vous avez gagné la Coupe du monde de foot en 1998.»
Photos Pierre Javelle
© Libé 2022
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