La vraie recette du ceviche | Slate.fr – Slate.fr

Lucie de la Héronnière
Temps de lecture: 11 min
«Le ceviche est un plat emblématique du Pérou, parce que nous avons l’océan Pacifique au coin de la rue… Et une côte merveilleuse, au sud comme au nord, déclare Carlos Moscol. Le ceviche est un plat que l’on prépare beaucoup à la maison; pour chaque enfant, il évoque l’affection familiale. Il est devenu si connu qu’il est comme une bannière. Ici, pas un seul touriste ne commande pas un ceviche!», poursuit le truculent patron de Costazul Seafoods, un restaurant de poisson et de fruits de mer installé dans le quartier de Miraflores, à Lima.
Il faut dire que la simple idée d’une assiette de ceviche a de quoi faire saliver: des morceaux de poisson pêché au petit matin ont baigné quelques instants dans du jus de citron vert, avec diverses bonnes choses comme du piment, de la coriandre et des oignons. La chair est mi-crue, mi-cuite… À chaque bouchée, on retrouve de la fraîcheur, du piquant et de l’acidité bien maîtrisée.
Au Pérou, ce plat vivifiant est peut-être vieux comme la pêche. «Il y a quelques milliers d’années, les habitants des régions côtières du Pérou mangeaient déjà une variante du ceviche classique d’aujourd’hui», écrit le chef Martin Morales dans son livre Ceviche, Cuisine Péruvienne (Marabout).
Les pêcheurs se nourrissaient de «poisson tout juste pêché, assaisonné avec du piment amarillo péruvien et le jus d’un fruit indigène appelé tumbo [proche du fruit de la passion, ndlr]». Le chef Douglas Rodriguez évoque aussi dans son livre The Great Ceviche Book une marinade jadis agrémentée de chicha, une boisson fermentée et alcoolisée fabriquée avec du maïs.
Ce dernier revient sur l’origine historique incertaine de ce mets: «Bien que de nombreux historiens pensent que les Péruviens ont été les premiers à préparer du ceviche […], d’autres argumentent que ce plat de la mer est originaire d’Équateur, de Polynésie ou même de la péninsule arabique. Indépendamment de son lieu de naissance, les exemples les plus abondants de ceviche sont aujourd’hui au Pérou, en Équateur et au Chili. Des variantes peuvent aussi être dégustées dans des villes côtières du Mexique, dans les Caraïbes et dans le reste de l’Amérique centrale et du Sud».
Quoiqu’il en soit, le ceviche moderne ressemble au ceviche d’autrefois, mais il a évolué avec les ingrédients apportés par les Espagnols, et notamment les agrumes.
Quant à l’origine du mot, plusieurs hypothèses existent; il pourrait notamment venir du latin, de l’arabe ou encore du quechua… Carlos Moscol raconte en riant une légende poissonnière, une anecdote peu avérée à propos de la naissance du terme «ceviche»: «Ernest Hemingway a passé du temps au nord, à Cabo Blanco, près de Piura. Pour accompagner son whisky, il aurait demandé du poisson frais assaisonné avec du citron. “Où allez-vous le manger?”, lui demanda la cuisinière. “Sea beach!”, répondit-il. Et elle aurait compris “ceviche”…»
Chaque année, le Pérou fête le 28 juin le «jour du ceviche». Selon une étude réalisée en 2016 et relayée par El Comercio, plus de quarante millions d’assiettes de ceviche sont dégustées chaque mois à Lima, une ville de presque dix millions d’habitants.
Comment est-il devenu le plat national des Péruviens, qui semblent particulièrement chauvins lorsqu’on discute de ceviche? Au Mercado Central de Lima, dans les allées réservées aux poissonniers, Isaac Leyva Sinche cuisine des petits plats de la mer sur un stand appelé Jhony y Doris. Il esquisse une explication: «Nous avons un accès facile à de nombreux poissons, d’eaux froides et d’eaux chaudes. Il y a plus de variétés que dans d’autres pays! En plus, nous avons un très bon citron, moins acide que chez nos voisins, et des condiments de très bonne qualité».
Carlos Moscol confirme, en déclarant que «de toutes les façons, vous ne pourrez cuisiner un vrai ceviche qu’au Pérou! En plus de l’immense variété d’excellents poissons, très frais, nous avons ici de la patate douce extra, du choclo [maïs blanc aux gros grains, ndlr] délicieux… Vous ne trouverez tout ça ni en France, ni ailleurs», poursuit-il. Nous voilà prévenus!
À noter, il existe un plat cousin du ceviche, le tiradito. «À la fin du XIXe siècle, une vague de migrants japonais a majoritairement influencé la cuisine de la côte, proposant une nouvelle manière de préparer le ceviche, le tiradito, et apportant des saveurs typiquement japonaises, comme le mirin et le soja», explique Martin Morales dans Ceviche. Dans le tiradito, le poisson est découpé différemment, en tranches allongées, et joliment disposé.
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Le ceviche a pendant longtemps été un plat exclusivement familial. «Quand j’étais au collège, le ceviche ne se vendait pas au restaurant. Ma mère préparait un ceviche basique, avec un poisson de la famille des requins appelé toyo, à la chair un peu dure. On le mélangeait avec du citron, de l’oignon, et on mettait un poids dessus. On le faisait vers onze heures du matin, et à midi, c’était prêt! Il était normal de le faire une ou plusieurs heures avant: jusqu’aux années 1970 environ, le poisson était très cuit!», se souvient Carlos Moscol.
Puis les cevicherias, des restaurants spécialisés dans le ceviche, ont commencé à apparaître. Pendant des années encore, «le poisson était préparé chaque matin, en une seule fois, dans des marmites énormes, avec quarante kilos de poisson. Les restaurants ne servaient pas de ceviche le soir». Aujourd’hui, un bon ceviche est plutôt préparé «minute».
Pour faire un bon ceviche, il faut avant tout du poisson ou des fruits de mer extra-frais, si possible pêchés le matin même. «Nous n’avons pas de congélateur, juste un réfrigérateur rempli de poissons et de fruits de mer du jour», commente Carlos Moscol.
Il existe plusieurs grandes catégories du mets péruvien: le ceviche de poisson, le ceviche de fruits de mer et le ceviche «mixte», un mélange des deux. En réalité, «les combinaisons et les recettes sont infinies, et chaque Péruvien a sa manière de le préparer», écrit Martin Morales dans son ouvrage. Le ceviche «classique», sans doute le plus préparé et dégusté, est un ceviche de poisson, dans son plus simple appareil.
D’accord, mais quel poisson? C’est là que les choses se corsent. Isaac Leyva Sinche, dans son stand du Mercado Central, «préfère le ceviche “commun”, avec moins d’ingrédients». Pour lui, il faudrait dans l’idéal choisir du mérou ou de la sole. Ici, vu la nécessité de concocter de bonnes choses bon marché, il utilise du camotito ou de la cojinova, des poissons du Pacifique.
«Pour la recette classique, vous pouvez utiliser du poisson cher ou non», indique Carlos Moscol –même s’il confesse tout de même avoir un faible pour le ceviche au bar. Le critère primordial, c’est surtout l’extra-fraîcheur.
Martin Morales est plutôt d’accord. Dans son livre, il développe un court argumentaire sur le choix du poisson pour un ceviche –que ce soit pour concocter la version classique ou des combinaisons plus originales– avec des espèces que l’on peut trouver en Europe: «Achetez toujours le poisson le plus frais possible, et utilisez-le rapidement. Le type de poisson est important, mais vous pouvez changer selon les arrivages. Les poissons adaptés à la préparation du ceviche se divisent en trois catégories de texture: ferme, mi-ferme et tendre. Les poissons à chair ferme, comme la lotte, le merlu et le cabillaud, doivent mariner deux fois plus longtemps que ceux à chair mi-ferme. Le bar, le vivaneau, la daurade, le tilapia, le cernier commun, le crapet de roche, le flétan, la sole, le thon et le saumon sont des poissons à chair mi-ferme. Le mulet, le merlan et le maquereau sont des poisson à chair tendre. Ils sont “cuits” dans la marinade deux fois plus vite que les poissons à chair mi-ferme.» Le chef explique tout de même utiliser majoritairement du bar dans les cuisines de ses restaurants londoniens.
Dans son ouvrage ¡Buenazo! (Debate), le chef péruvien Gaston Acurio –l’un des ambassadeurs les plus connus de la gastronomie de son pays– donne un conseil plus généraliste pour la recette du ceviche dans sa version vraiment classique: «Selon le lieu où l’on se trouve, on cherche pour ce ceviche un poisson à la chair légèrement ferme, de couleur rosée ou blanche et avec une saveur délicate. La bonite et les autres poissons “bleus” ne sont pas utilisés, ni les poissons gras ou fibreux».
Le deuxième élément important d’un bon ceviche est la marinade à base de citron, appelée leche de tigre («lait de tigre»), qui va «cuire» le poisson en quelques minutes. Au Pérou, on raconte que ce liquide au fort caractère a des vertus aphrodisiaques et sert de remède contre la gueule de bois.
Il faut tout d’abord du citron: «Prenez du citron vert, et non du jaune! Ne lésinez pas sur les quantités. Il faut qu’il y ait assez de jus de citron, pour que le ceviche soit bien juteux, un peu piquant», conseille Gadiyi Yunis, la cheffe chargée des ceviches du restaurant Joselito Bartolo, dans le quartier de Barranco, à Lima. Elle explique que certains cuisiniers remplacent l’agrume par du jus de fruit de la passion.
Gaston Acurio écrit qu’il faut «vingt à trente citrons, en fonction de la taille», pour un kilo de poisson. Il conseille de presser les citrons un à un sur le poisson, «seulement jusqu’à la moitié de chaque citron. Avec le reste, faites une limonade. Pourquoi? Parce que si on presse tout le citron, la saveur amère de la peau blanche va ruiner le ceviche».
Le piment, ensuite: «Le piment doit être en bon état, frais. Le piment limo [petit piment rouge assez courant au Pérou, fort et avec un léger goût d’agrume, ndlr] est un classique pour le ceviche. Mais il y a beaucoup de variantes, avec diverses sortes de piments: rocoto, amarillo, charapina…», explique Gadiyi Yunis.
La coriandre doit elle aussi être fraîche et minutieusement hachée. Quant à l’oignon rouge, il est au moment de la préparation émincé et lavé à l’eau froide, en pressant légèrement les morceaux entre les mains.
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Résumons la situation. On a donc le poisson d’un côté, et tous les autres ingrédients de l’autre. Le poisson va fugacement baigner dans une puissante marinade, le fameux leche de tigre.
Première étape: il s’agit simplement de découper le filet de poisson en gros cubes d’environ deux centimètres de côté. Petite astuce de la cheffe Gadiyi Yunis: «Je frotte le poisson avec du piment».
«Ensuite, c’est simple, mettez le poisson dans un grand bol avec un peu de sel, l’équivalent de la pointe d’un couteau par personne», recommande Carlos Moscol. On mélange bien et on attend quelques minutes avant d’ajouter le piment, la coriandre, l’oignon et le jus de citron. On mélange à nouveau, délicatement. Une ou deux minutes de patience, et c’est prêt!
Il est aussi possible de préparer le leche de tigre bien relevé à part. On assemble les ingrédients cités ci-dessus, on rectifie l’assaisonnement, et on arrose le poisson de ce cocktail bien relevé.
C’est par exemple ce que conseille Martin Morales: pour son ceviche classique, il prépare un lait de tigre avec un petit morceau de gingembre, de l’ail, de la coriandre hachée et le jus de huit citrons verts. Le tout est infusé, filtré puis agrémenté de sel et de piment amarillo. Le breuvage est mélangé au poisson et accomodé d’un peu d’oignon frais, d’une dose supplémentaire de coriandre et de piment limo.
Le leche de tigre est lui-même devenu un plat à part entière, une sorte de soupe froide piquante et délicieuse, servie dans une coupe avec seulement quelques morceaux de poisson!
Dans le meilleur des mondes, le ceviche se prépare à la dernière minute. Dans un restaurant, ce n’est que quand le client commande que les cuisiniers découpent, hachent et assemblent le tout.
Carlos Moscol explique: «Ici, tout est fait minute. Quand vous entrez dans le restaurant, le citron est encore entier. Mais certains restaurateurs font du “pré-préparé”. Par exemple, le citron est pressé à neuf heures du matin –ce qui change énormément la saveur, car le jus s’oxyde».
Tout au long de la confection du ceviche, testez votre préparation. Gaston Acurio met en garde ses lecteurs: avant de servir, il faut absolument goûter, pour éventuellement ajuster: «Il est important de comprendre que le ceviche est un plat acide, salé, piquant et rafraîchissant. Ce point d’équilibre entre ces quatre choses ne peut s’expliquer par une recette, parce que tous les citrons, les piments et les poissons sont différents. En les mélangeant, ils vont tout le temps changer de saveur. C’est pour cette raison que nous devons toujours goûter au début, au milieu et à la fin, en cherchant ce point d’acidité et ce petit piquant parfait».
Présenté dans une assiette creuse, le ceviche se déguste avec une cuillère à soupe, pour pouvoir profiter de bonnes lampées de lait de tigre. «Servez le ceviche avec des morceaux de patate douce et du choclo, et mangez tout de suite!», recommande Isaac Leyva Sinche.
Apparemment, il n’existerait pas vraiment de sacrilège ou de limites infranchissables dans la préparation du plat péruvien. Carlos Moscol est simplement horrifié par les cuisiniers qui mettent du ketchup ou de la mayonnaise dans le ceviche. «Certains mettent du chilcano [un bouillon de poisson, ndlr], pour faire plus de jus. Mais cela peut complètement changer de goût», signale également Gadiyi Yunis.
Dans son livre, Gaston Acurio évoque quant à lui certains ingrédients légèrement controversés: «Ail? Culantro [coriandre longue, ndlr]? Ajinomoto [glutamate, ndlr]? Piment rocoto liquide? Quel autre ingrédient doit ou ne doit pas comporter le ceviche?». Le chef ne veut pas entrer dans le débat et affirme que chacun peut apporter sa touche personnelle.
Voici donc une recette… parmi d’autres! Vous pouvez facilement ajuster les quantités de piment, la nature de l’agrume, le choix du poisson, etc.
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Ingrédients (pour deux personnes)
300 à 350 g de filet de poisson à chair blanche, très frais
150 ml de jus de citron vert (= environ 4 citrons verts)
4 ou 5 branches de coriandre
½ oignon rouge
Un demi-piment frais (pour un piment plutôt doux, mais adaptez la quantité en fonction de la force du piment que vous pourrez dénicher!)
Sel fin
Étapes
Découpez le poisson en cubes d’environ deux centimètres. Mettez-le dans un saladier. Ajoutez quelques pincées de sel et mélangez.
Émincez l’oignon rouge. Rincez les morceaux sous l’eau froide, en pressant avec vos mains. Séchez-les sur un torchon propre. Hachez la coriandre. Découpez le piment en tout petits morceaux.
Pressez les citrons. Versez le jus sur le poisson. Ajoutez les autres ingrédients et mélangez encore. Laissez le poisson «cuire» pendant deux minutes. Servez immédiatement, avec des morceaux de patate douce cuite à l’eau ou à la vapeur puis refroidie, un peu de maïs et une ou deux feuilles de salade verte.
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