La cheffe brésilienne Alessandra Montagne vient d'ouvrir son restaurant Nosso à deux pas de la bibliothèque François Mitterrand à Paris. Elle insiste sur l'importance de mettre l'humain au centre de la pratique. Le fruit d'une histoire personnelle hors norme. Rencontre
Par Claude Vincent
Alessandra Montagne a quitté son minuscule Tempero de la rue Clisson pour ouvrir Nosso en juin dernier, à deux pas du MK2 bibliothèque, dans le 12ieme arrondissement de Paris. Un lieu chaleureux – le seul « restaurant de chef » du quartier – qui propose une cuisine riche en saveurs et aux belles assiettes bien dressées. Généreuse mais sans déchets, de saison et locavore elle s'appuie très largement sur des produits franciliens. A la lecture de l'ardoise et selon les jours on salive à l'avance sur le tataki de bonite à crème de betterave, la langue de boeuf à la crème d'ortie, les ravioles de champignons, le risotto d'épeautre aux petits légumes de saison, le moelleux porc confit à la polenta grillée ou le clafoutis rhubarbe et sorbet fraise…
Langue de boeuf chimichurri, crème d'ail et persilAnne-Claire Héraud
Personnalité singulière et attachante et de la gastronomie hexagonale, la cheffe brésilienne puise son inspiration et ses valeurs dans un parcours et une histoire personnelle hors normes, entre le Brésil et Paris (voir encadré). Avec un credo: il faut mettre l'humain au centre des relations dans une profession secouée par le Covid. « Valoriser humain, le respecter, est fondamental aujourd'hui. Cela englobe les producteurs, le personnel, les clients… Le client c'est en l'accueillant, en lui donnant de bonnes choses à manger, saines, et en lui étant reconnaissant d'être venu chez nous, alors qu'il y a tant de restaurants à Paris », explique la cheffe avant de poursuivre. «Les producteurs, c'est en les respectant et en préférant ceux qui sont éco-responsables. Je travaille beaucoup avec Zone Sensible, la dernière ferme urbaine de la capitale et Biovor, qui source autour de Paris. Entre 85 et 90% des produits proviennent d'Ile-de-France et un peut-être 1% du Brésil, je ne peux oublier d'où je viens, je travaille avec une femme qui m'approvisionne en produits de petits producteurs d'Amazonie, où tout est hyper raisonné et que j'aide à vivre en payant le juste prix.»
Mais selon elle le combat, aujourd'hui, est à mener au sein des établissements. « Il y a quelques temps on parlait de défendre les producteurs mais ça, c'est fait. Tout le monde sait qu'il faut faire attention au sourcing. Maintenant il faut se demander pourquoi on travaille autant dans le monde de la restauration, pourquoi les salariés sont maltraités, pourquoi il y a certains établissements où ils arrivent la boule au ventre le matin. On doit comprendre ça, monter des groupes d'étude, trouver le moyen de valoriser les salariés, les collaborateurs. »
Dans les champs de Zone SensibleAnne-Claire Héraud
Alessandra Montagne avoue ne pas avoir de problèmes de personnel. La recette ? « La bienveillance, c'est essentiel. Chaque personne avec laquelle je travaille s'inscrit dans notre histoire. Nosso, ça veut dire « nous ». Je les considère comme ma propre famille. Et chaque personne qui passe ici doit devenir employable ailleurs, évoluer, trouver un bon travail… C'est hyper important. La personne qui arrive ici doit se sentir chez elle, elle prend part à un projet et est libre de s'exprimer. Quand je présente une recette je fais goûter, je demande à chacun ce qu'il en pense, comment il la verrait. Chaque retour est important, on débat, on discute, même si à la fin je tranche mais après avoir pris en compte les avis. Ce n'est surement pas par hasard que100% de mon équipe du Tempero m'a suivie à Nosso. Beaucoup ont commencé comme stagiaire et ne partent pas.»
Aujourd'hui, Alessandra pousse la réflexion – et l'action – encore un peu plus loin. « J'ai commencé une école de naturopathie (NDLR : à l' Académie européenne de médecine naturelle , d'Alain Tardif). Au début je pensais plutôt à l'intérêt culinaire des plantes, comme chef de cuisine, avec une approche santé. Par exemple, comment traiter la carotte ? Mais manger n'est qu'un aspect. Finalement je découvre un univers plus large, orienté vers le bien-être global, l'énergie. Au-delà il y a l'humain, qui doit toujours être au centre. Qu'est-ce qu'on fait pour que l'individu soit bien dans tous les aspects. C'est un chemin de vie, je l'ai bien compris. »
Née à Rio, Alessandra Montagne est élevée « à la dure » par ses grands-parents maternels, dans un petit village du fin fond du Brésil. « Nous étions très nombreux à la maison. Mes grands-parents étaient aimants, extrêmement généreux, très croyants, tournés vers l'autre mais j'ai aussi compris très tôt que je devais être débrouillarde, ne pas leur donner de travail en plus, ne pas déranger, ne pas faire de vagues » confie Alessandra Montagne. « A la ferme, on était autonome, on avait des volailles, des oeufs, un boeuf, un cochon, un potager, on cuisinait avec un foyer au charbon, la viande était conservée dans le gras ou séchée, les haricots on savait qu'il fallait garder en 10% pour les replanter l'année d'après… J'ai appris à vivre en prévoyant, avec l'essentiel mais aussi avec zéro superflu, c'est ce que me répétait souvent mon grand-père ! Aujourd'hui, je possède bien sûr plein de choses superflues, comme mon iPhone, mais je sais que si je ne l'ai plus ce n'est pas grave, je peux vivre sans ! Ce sont des valeurs que j'ai acquises grâce à cette éducation dure et forte. Et jeune, j'ai développé un instinct de survie qui ne m'a pas quitté. Se sortir de situations pénibles, foncer, relever la tête, je sais que c'est possible car je l'ai déjà fait. En situation de crise, je mets mon armure et j'avance, c'est comme ça que je fonctionne. C'est aussi une fragilité mais je pense aujourd'hui avoir trouvé l'équilibre » témoigne, radieuse, Alessandra Montagne.
D'institutrice à cuisinière
Faire de la cuisine en professionnelle, ouvrir un restaurant, est arrivé tardivement. « Je n'y ai jamais pensé quand j'étais jeune, je ne savais même pas que c'était un métier ! A la maison, il fallait que les enfants deviennent enseignant ou médecin. Donc, je suis devenue institutrice ». Mais mère à 17 ans, mariée très jeune par convenance, elle décide de fuir loin d'un climat toxique de violence conjugale. A 21 ans, elle débarque à Paris sans parler un mot de français et s'inscrit à la Sorbonne, en cours de Français langue étrangère. « J'ai travaillé dur et au bout d'un mois je parlais français ! Je n'avais pas d'autre choix. J'ai toujours l'impression d'avoir un temps de retard ce qui fait que je suis boulimique, je ne perds pas de temps, je vais au bout des choses » témoigne la cheffe… Elle a appris le dictionnaire quasiment par coeur pour commencer, s'est immergée dans un milieu strictement français, a rencontré un petit ami français devenu mon mari (ils sont séparés).
Quand cela devient une évidence
Comment est venue l'envie de cuisiner ? « J'ai toujours cuisiné avec ma grand-mère, les filles au Brésil sont élevées pour être cuisinières à la maison. Je ne voyais pas ça comme un métier. En arrivant en France j'ai trouvé ça extraordinaire, toute cette culture gastronomique, c'était dingue. Mais j'étais loin d'envisager de devenir professionnelle. Je travaillais dans une petite entreprise médicale et je cuisinais pour les copains et les copines, je donnais un coup de main pour des mariages… Je lisais beaucoup de livre de cuisine ou sur la cuisine, tout ce qui passait, les recettes, l'Escoffier que ma belle-mère m'a offert. J'ai trouvé ça incroyable. Aujourd'hui on n'invente rien, tout est dans l'Escoffier, on ne fait que répéter ! Ce sont les proches qui ont commencé à me dire pourquoi tu n'en fais pas un métier. J'ai attrapé le virus de la cuisine en aidant un chef, un peu par hasard et dès lors c'est devenu une évidence ».
Retour à l'école
Elle frappe alors à la porte de Ferrandi et du lycée hôtelier Jean Drouant (Mederic), finalement préféré. A trente ans, elle fait son apprentissage avec William Ledeuil, au Ze Kitchen Galerie, tout juste étoilé. « Une période fantastique, ça se passe super bien, il y a de l'énergie, de l'ambiance… ». Puis elle enchaine avec un CAP pâtisserie et fait son apprentissage chez Benoit Castel, « un monsieur incroyable, une des personnes les plus bienveillantes que j'ai rencontrée ». Mais à 32 ans, plus de de temps à perdre ! Elle monte Tempero avec mon ex-mari en 2012, 25 couverts, un beau succès. Avant, aujourd'hui, d'ouvrir Nosso. En solo cette fois. Avec quelques projets : « ouvrir juste en face une épicerie locale, bio, avec de supers produits et des supers vins, peut-être une table d'hôte en faire un lieu de vie ». L'humain, toujours.
Claude Vincent
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