Après une longue mise au placard, les sardines en boîte et autres conserves de poissons retrouvent le devant de l’assiette.
Le haut de gamme des conserves de poisson ne se cache plus.
Nathalie Carnet pour l'Express Styles
A quand des sardines “grand cru”? Comme pour les prestigieux vins de Bordeaux qui font l’objet de soins attentifs dans la cave de leurs amateurs, il se déroule un étrange cérémonial dans les garde-manger des sardinophiles: le retournement de boîtes de sardines millésimées. Cette manipulation permet à l’huile d’imprégner les poissons de manière uniforme et en profondeur, le must étant de les déguster fondants et confits jusqu’à l’arête après cinq, dix, voire quinze ans de vieillissement. Délire d’une tribu extrémiste? Snobisme d’une poignée de gourmets en manque d’occupation? Loin de là.
Bien qu’en recul en Méditerranée mais aussi dans l’Atlantique, au large de l’Espagne et du Portugal, les stocks du fameux poisson bleu restent plutôt considérables et le culte sardinier dépasse maintenant largement le cercle des initiés de la première heure. Chez Septime la Cave, coqueluche des comptoirs gourmands parisiens, les sardines arrivent tout droit de Galice, et sont servies dans leur boîte avec une huile d’olive sicilienne, un beurre d’herbes dominé par l’estragon sauvage, un quartier de citron et du pain chaud. Thierry Poincin, le chef d’orchestre d’En vrac, cave à manger du XVIIIe arrondissement de Paris, a jeté son dévolu sur les sardines, moules et poulpes de la conserverie Tricana, de Lisbonne, où tout est fait à la main: “Les gens adorent les sardines. A 7 euros sur place et 6 euros à emporter les 120 grammes en conserve, j’en vends des palanquées! ”
A Nantes, l’excellent bar à vins la Comédie des vins fait un malheur avec ses sardinillas glissées sur le zinc… Désormais stars des ardoises des bistrots, des gastro-buvettes et des caves à manger, les conserves de la mer ont longtemps été snobées en France, considérées comme des nourritures de fond de cale ou de bout de semaine pour les dimanches soir de disette.
“En Espagne, comme au Portugal et en Italie, la conserve de poisson et de coquillage est vraiment inscrite dans la culture gastronomique. Elle a toujours été utilisée de manière qualitative, avec l’idée de pouvoir consommer d’excellents poissons toute l’année, même en dehors des saisons de pêche. En France, son image était négative, mais elle a bien évolué grâce au travail de découvreurs de produits, à l’ouverture des frontières, à l’intérêt croissant des chefs et à la richesse en oméga 3 ou 6 des sardines, qui motive aussi les gens pour en consommer”, explique José Da Rosa. Patron d’une formidable table-épicerie dans le VIe arrondissement de Paris, fin spécialiste des produits de la Méditerranée, il les source sur leurs terroirs d’origine et fournit plus d’une centaine de tables, de restaurants étoilés et de bistrots de première classe. Comme d’autres importateurs de délices espagnols -la Guildive (qui sort depuis peu des sélections ultraqualitatives de sardines à son nom), Chef Market ou Byzance-, il chine le meilleur de la conserve iodée.
Real Conservera Española, Daporta, Dardo, Don Bocarte ou encore Ramon Peña sont parmi les signatures les plus pointues d’un très large bestiaire: sardines, poulpes, couteaux, moules, coques, oeufs de merluche, anchois, caviar d’oursin, ventrèche de bonite, de thon blanc germon ou de thon rouge, etc. Loin de l’ordinaire de la grande distribution, il est ici question de haute distinction. Les sardinillas, par exemple -le plus petit calibre de sardines-, sont travaillées par des mains expertes, éviscérées et étêtées avec soin, séchées sans brutalité, cuites avec une précision horlogère et emboîtées à blanc: en rosace ou en quinconce, elles sont disposées une à une dans leur boîte pour montrer, à l’ouverture, le profil argenté de leur ventre plutôt que le côté sombre de leur dos.
Le raffinement et le plaisir ont évidemment leur prix. Comparons l’incomparable: quand on trouve à Carrefour le plus basique des filets de sardines à 1,10 euro la boîte de 100 grammes, les fameuses sardinillas de la Real Conservera Española sont affichées à 7,50 euros la boîte de 115 grammes, la boîte de 115 grammes de petits maquereaux à 6,50 euros, chez Da Rosa, et la sublime ventrèche de thon rouge sauvage de Don Bocarte à 43 euros les 215 grammes.
Et la production française? Pour les puristes, elle n’atteint pas les sommets d’outre-Pyrénées. Mais, parmi la vingtaine de conserveries de l’Hexagone, des marques illustres montrent un bel entrain à améliorer sans cesse leur savoir-faire traditionnel. Fondée en 1932 à Quiberon, la Belle-Iloise ne transige pas sur la tenue de ses arrivages: “La sardine est un poisson à la chair fragile qui supporte mal la congélation. Nous utilisons exclusivement de la sardine fraîche, principalement pêchée sur les côtes vendéennes et bretonnes”, explique Eric Le Mélinaire, directeur commercial et du marketing. “On répond à une envie plaisir et non à un strict besoin alimentaire. Nos produits doivent donc être très qualitatifs, gustativement et visuellement.”
Dans ses 58 magasins, la maison y va donc de ses coffrets et de ses séries limitées soigneusement designées. Graphisme contemporain ou charme rétro, reproduction de photos ou de tableaux anciens… A chaque conserverie son style pour imaginer des boîtes qui font de l’oeil au chaland et le bonheur des collectionneurs. Chantal Rivier en voit passer tous les jours, ou presque, dans sa boutique, baptisée “Penn Sardin”, à Douarnenez, où depuis dix ans elle n’aligne pas moins de 170 références: “Les gens ont redécouvert la sardine!”
Cette idylle récente des Français avec la conserve de poisson haut de gamme tient aussi aux arguments déployés par de nouveaux venus sur le marché, jeunes entreprises à taille humaine et à vocation artisanale. Océane alimentaire, dans le Finistère, ou encore Groix & nature, dans le Morbihan, ont ainsi conquis en quelques années de nombreux adeptes. La conserverie Jean de Luz, créée en 2003 au Pays basque, s’est aussi ouvert les portes de quelques adresses étoilées et d’épiceries très fines comme la Grande Epicerie de Paris: “L’huile d’olive et tous nos ingrédients sont bio. On bannit les protéines de lait et autres poudres de perlimpinpin pour privilégier une grande proportion de poissons dans nos conserves, et promouvoir un attachement fort à notre ‘merroir’: on indique même le nom du bateau de pêche sur nos bocaux”, précise Jean-Hilaire de Bailliencourt.
A la brasserie du Lutetia, à Paris, les sardines Jean de Luz ont donc droit à une escorte de choix: le pain de campagne signé Jean-Luc Poujauran et le beurre aux algues de Jean-Yves Bordier. Mais la success story la plus spectaculaire prend corps dans les Côtes-d’Armor, fief de la Paimpolaise: pas de sardines en boîtes ou en bocaux au menu de cette conserverie bretonne, mais une palette très riche de tartinables de la mer de fabrication artisanale. En quelques saisons, elle a ringardisé les classiques rillettes de thon avec celles d’ormeaux et tacaud, de saint-jacques au lard fumé, de lieu jaune à l’andouille de Guéméné, ses huîtres de Kerarzic en fine matelote ou ses rillettes de daurade grise au gingembre.
“Dans le milieu de la conserverie fine et des tartinables de la mer, on a été novateur. On n’a pas pensé au prix de revient, d’abord à la qualité des produits, 100% naturels et sans aucun additif ou conservateur, puis au packaging”, explique Yann Trébaol, patron fondateur… et ancien cuisinier. Résultat: quelque 750 points de vente dans toute la France s’arrachent ses créations, qui concilient goût et esthétique. “Autrefois, les conserveries avaient une unique vocation économique, celle de conserver les produits de la pêche. Nous avons voulu valoriser ces derniers et affirmer notre vocation gastronomique.” En plein dans l’air du temps et dans le vent du large !
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