Nicolas de Rabaudy —
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D’après un sondage de 2015, c’est encore aujourd’hui le grand restaurant où les Français rêvent de s’attabler. Celui-là même où fut employée pour la première fois la fourchette à deux dents. Et depuis le début de l’année, celui où officie Philippe Labbé. La Tour d’Argent, cette ex-auberge légendaire devenue un restaurant ouvert après la Révolution par Lecoq, le cuisinier de Napoléon, repris en 1890 par le chef Frédéric Delair, le premier à numéroter les canards –le 1 150.360e– a été savouré la semaine dernière–, s’est trouvée dans l’obligation de remplacer son chef Laurent Delarbre, Meilleur ouvrier de France. À la Tour, les traditions perdurent depuis quatre siècles. «Rien n’est plus sérieux que le plaisir», disait le regretté Claude Terrail (1918-2006), six décennies prisonnier des lieux.
Le champenois Philippe Labbé, trente ans de métier, est passé par la Côte d’Or de Bernard Loiseau à Saulieu, Gérard Boyer à Reims, Roger Vergé à Mougins, le Carlton cannois du chef Francis Chauveau, mais c’est à l’Hôtel Martinez sur la Croisette, dans l’ombre du regretté Christian Willer, génial pédagogue, qu’il a accédé au poste de chef. À la Chèvre d’Or, le panoramique Relais & Châteaux d’Eze au-dessus de Nice, il a obtenu la deuxième étoile et frôlé la troisième que le Michelin aurait du lui accorder: il a été longtemps le seul rival d’Alain Ducasse au Louis XV de Monaco.
André Terrail et Philippe Labbé à la Tour d’Argent
D’un naturel calme, pénétré par une gestuelle très inventive, Labbé est une pointure singulière au piano, c’est un créateur ambitieux qui n’a pas froid aux yeux: l’audace, l’inventivité, la personnalisation des préparations vont faire un bien fou à la Tour, à l’éventail de plats d’hier un brin démodés pour ne pas dire fossilisés dans le bronze du temps.
En un mois de réflexion culinaire au cinquième étage de la Tour, Labbé a repensé la quasi-totalité des plats signatures du restaurant: autres saveurs, autres présentations et accompagnements inédits. La fameuse quenelle de brochet du grand-père n’est plus ovale mais rectangulaire, elle est enrichie de morilles, d’écrevisses, d’oseille sauvage et de vanille (72 euros), les asperges vertes sont escortées d’amandes amères, d’estragon et de moutarde (71 euros), les grenouilles d’orties, de couteaux XXL, de poire de printemps, d’héliantis (plante potagère proche du topinambour) et de crumble (68 euros), les langoustines royales de fraises vertes et de verveine (120 euros). Ces entrées offrent un festival de goûts et de textures décoiffant.
Côté poissons, le turbot de Roscoff est assaisonné de cresson, de céleri, d’ail des ours, de fleurs de printemps (115 euros), la sole de l’Île d’Yeu est agrémentée d’écrevisses pattes rouges, d’aulx, de mousseline de Charlotte fumée (89 euros) et le homard bleu est proposé en deux services, comme il se doit, parfumé au Château Chalon, la queue au sabayon d’agrumes (140 euros).
À la Tour d’Argent, caneton de Challans, suprême rôti au miel de notre toit, épices, jus au vinaigre de cerises, müesli
L’historique caneton Tour d’Argent au sang, un plat de saison pour Labbé, sera proposé en période de chasse. L’autre volaille de Challans en filets est servie au miel du toit de la Tour, épices, et mouillée d’un jus au vinaigre de cerises, müesli (79 euros).
Parmi les créations saisissantes du moment, Labbé a concocté des langoustines vivantes accompagnées d’un crumble d’asperges, d’hysope (plante d’origine méditerranéenne) et d’une neige d’amandes (120 euros), le ris de veau de lait est offert croustillant au curry, curcuma, salades et essence d’encens (91 euros), le dos de saumon Bellevue est tapissé de truffes, enrichi de poireaux, de réglisse, de pomelos et de vanille (80 euros).
On voit bien l’arc-en-ciel de légumes, de fruits, d’épices, de trouvailles (amandes en neige) qui viennent donner de l’allant, du peps, des goûts surprenants – la Tour du XXIe siècle déroule ses fastes gourmands, innovants pour un public de connaisseurs plus exigeants, guetteurs de surprises gourmandes. Il faut avancer que diable!
Admirable menu tout canard dédié à Liliane Burgaud, magnifique éleveuse de volailles AOC qui laissera son nom dans l’Histoire de la table. C’est là, en cinq services, que Labbé dépasse tous ses confrères côté inventivité et prises de risques: rillettes de cuisses confites au foie gras, coffre du caneton rôti au miel et épices, foie blond de canard, jus, oignons nouveaux, orange et la rarissime langue de canard fumée à la cerise Amaretto, glace gingembre –incroyable menu festif, du jamais vu à la Tour.
À la Tour d’Argent, grenouilles, orties, couteaux XXL, poire Louise Bonne de Printemps, héliantis, crumble.
Une révolution culinaire? Une évolution radicale, disons-le, appuyée par une centaine de produits mis en œuvre, un souffle nouveau que l’on perçoit aussi au chapitre des desserts: la fameuse poire Vie Parisienne revisitée est découpée en lamelles à la vanille, caramel et milkshake (36 euros). Tous les goûts sont là, travaillés avec doigté et finesse façon Labbé. Douceurs jamais testées ailleurs comme les fraises des bois à la meringue au parfait citron basilic, sorbet et vacherin meringué (39 euros).
Oui, une symphonie résolument contemporaine qui a drainé au quai de la Tournelle de nouvelles couches de fins becs, attirés par le récital tout en découvertes de ce grand chef un brin révolutionnaire. Il y a en lui du Saint-Just des fourneaux. Ce défi culinaire devrait valoir la seconde étoile à la Tour: pour André Terrail et sa mère Tarja, un bonheur ineffable pour l’avenir proche de la Tour. «Point ne leurre», disait Claude Terrail, un géant de la restauration française.
• 15, quai de la Tournelle 75005 Paris. Tél: 01 43 54 2331. Menu au déjeuner à 105 euros, 195 euros (tout canard), 350 euros en huit services. Carte de 200 à 350 euros. Fermé dimanche et lundi. Voiturier.
La Rôtisserie
• 19, quai de la Tournelle 75005 Paris. Tél.: 01 43 54 17 47. La petite sœur de la Tour fondée en 1989 par Claude Terrail. Cuisine canaille bien exécutée par le chef Sébastien Devos, formé au Ritz. Délicieux poireaux vinaigrette (9 euros), demi-poulet fermier, purée (22 euros), pigeon à la sauge (33 euros), coq au vin du Beaujolais (23 euros), rognons de veau (25 euros) desserts d’enfance : mousse au chocolat (9 euros), île flottante caramélisée (9 euros), millefeuille (12 euros). Pinot noir au verre. Idéal le dimanche. Pas de fermeture.
Au Meurice, le plus ancien grand hôtel de Paris (1835) doté d’un sublime restaurant de marbres, de lumières et de sculptures fournies par Philippe Starck –un chef-d’œuvre de l’architecture façon Versailles–, Alain Ducasse a remplacé le chef trois étoiles Christophe Saintagne parti au Papillon (75017) par Jocelyn Herland, un auvergnat bachelier et détenteur d’un CAP de pâtisserie qui fut l’adjoint de Christophe Moret, star de la dream team ducassienne au Plaza Athénée.
En quatre ans, Herland au physique avantageux a atteint le niveau trois étoiles si bien qu’il se retrouve propulsé au Dorchester de Londres pour l’ouverture du vaste restaurant haut de plafond en lisière d’Hyde Park, l’île verte de Londres.
Jocelyn Herland au Meurice © Pierre Monetta
En 2007, Jocelyn devient le seul chef français de la capitale titulaire de trois étoiles. Il a su mettre sur pied une partition élégante, bien à lui, à l’écart des chefs archi-célèbres comme Michel Roux au Waterside Inn, son neveu Michel au Gavroche et Gordon Ramsay (trois étoiles), élève de Guy Savoy, le grand chef à qui il a emprunté nombre de recettes et tours de main, au vu et au su de toute la brigade de toqués.
Au Dorchester, Herland a pu différencier son style très net, s’inspirant de nobles préparations ducassiennes et monégasques comme les divines pâtes de Toscane mi-séchées aux crêtes et rognons de coq, le denti de homard aux truffes, le fameux cookpot de légumes et du flétan, un poisson plat de l’Atlantique très prisé à Londres.
Avec le Meurice parisien, il n’y a pas de vases communicants côté cuisine. Jocelyn reproduit à Paris le puissant pâté chaud de pintade aux choux (115 euros) et s’attache à travailler les produits de saison d’une façon dépouillée, voire zen.
Il n’y a qu’à lire l’intitulé des plats du printemps 2016 pour découvrir ce désir de ne pas charger l’assiette: la bonite et l’aubergine (95 euros), les langoustines rôties sans mention de garnitures (135 euros), le bar, agrumes et fenouil (110 euros), le homard aux topinambours et quoi d’autre? (120 euros), la sole au persil et brocolettis, quelle sauce ou jus ? (115 euros) et le turbot aux salades amères et olives, préparées comment, en anchoïade ? (115 euros). On aimerait savoir: plus de clarté dans l’intitulé des plats aiguiserait le désir.
Au Meurice, pigeon, légumes primeurs © Pierre Monetta
De même, côté viandes, la volaille aux morilles, cuites comment, quelle sauce? (165 euros), le pigeon aux légumes primeurs, comment est-il préparé, y a-t-il un jus de cuisson? (110 euros).
L’énigme, le mystère, le dévoilement sont levés grâce au directeur de salle, Frédéric Rouen, formé chez Joël Robuchon, lequel sait tout de la composition des plats, de la finition, des détails: le pigeon sauce salmis, le turbot et la riquette sauvage…
En d’autres termes, pour Ducasse et son chef venu du Great Albion, le mangeur doit s’en remettre aux maîtres d’hôtel pour mieux saliver et orienter ses choix, ses goûts. L’appétit vient en parlant au Meurice, ce qui génère de la convivialité, des échanges, une lisibilité nécessaire pour les vingt plats de la carte.
Côté desserts de l’excellent Cédric Grolet, c’est le bouquet: ananas, fraise, exotique? On va vous renseigner. Par chance, le vacherin aux agrumes (35 euros) impose sa clarté comme le baba au rhum, la tarte et le soufflé aérien au chocolat de la Manufacture Ducasse (35 euros).
Pourquoi ne pas indiquer des éléments gustatifs? Pour Ducasse, chef de partie chez le maître Alain Chapel à Mionnay, plus grand chef de France en 1985, prince de plats décrits en trois lignes, il y a ici une sorte de volonté de nier l’héritage requis chez le Lyonnais, auteur du divin foie chaud aux navets nouveaux et autres merveilles comme la rouelle de langouste. Là aussi, le chef Jocelyn écrit une nouvelle page du Meurice, en totale rupture avec le legs du passé. Est-ce là le Meurice du XXIe siècle?
• 228 rue de Rivoli 75001 Paris. Tél.: 01 44 58 10 55. Menus au déjeuner à 85, 110 et 130 euros. Menu Collection à 380 euros. Carte de 190 à 250 euros. Fermé dimanche et lundi.
Le Dali
• Dans le salon d’entrée, la seconde table du palace cher à Salvador Dali dont la carte courte d’une douzaine de plats méditerranéens a été revue par Jocelyn Herland en plus abordable : quatre club sandwiches, l’un végétarien (32 euros), l’autre au homard bleu (68 euros), salade Dali (28 euros), culatello de porc noir extra (18/38 euros), daurade à la plancha (22/46 euros), canon d’agneau (24/50 euros), bar mariné au citron piment (16/32 euros), Paris-Brest (16 euros), Saint-Honoré vanille (16 euros). Plats à partager. Un seul Bordeaux, aucun verre à moins de 30 euros. On peut faire plus et mieux. Décor embelli, plafond spectaculaire de la fille de Philippe Starck, élégance, lumière et confort chic, le long des Tuileries. Tél.: 01 44 58 10 44. Pas de fermeture.
Nicolas de Rabaudy
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